mercredi 8 juillet 2015

TALES OF POE (Alan Rowe Kelly, Bart Mastronardi, 2014)


Avec cette anthologie adaptant deux nouvelles et un poème d'Edgar POE, Alan ROWE KELLY et Bart MASTRONARDI continuent de s'affirmer comme deux des créateurs les plus originaux du cinéma d'horreur américain indépendant. Avidement attendu par les fans, Tales of Poe récompense amplement notre patience, et fait honneur à la fois à ses auteurs et à l'esprit du grand Edgar.


The Tell Tale Heart, écrit et réalisé par Bart MASTRONARDI, offre une relecture audacieuse de la nouvelle "Le Cœur révélateur", plusieurs fois portée à l'écran (la version la plus mémorable est sans doute le court métrage de Jules DASSIN, datant de 1941). Dans le texte original, un jeune homme, obsédé par l'oeil "de vautour - bleu pâle, avec une taie dessus" d'un vieillard moribond dont il a la garde, le tue et l'enterre sous le plancher de sa demeure. Rongé par la culpabilité, il continue d'entendre les battements de cœur du cadavre, et révèle sa sépulture aux policiers venus l'interroger.
Le grabataire borgne devient ici une ancienne star hollywoodienne (Alan ROWE KELLY) vivant recluse dans son vaste manoir, et son assassin est une nurse psychotique, qui raconte son exploit criminel aux pensionnaires de l'asile psychiatrique dans lequel elle est désormais enfermée. Le récit du meurtre fait l'objet d'un flashback, mais les séquences de l'asile sont tout aussi importantes et nous permettent de retrouver la comédienne Desiree GOULD (la tante Martha du très queer Massacre au camp d'été) en infirmière revêche, digne de la Nurse Ratched de Vol au-dessus d'un nid de coucou.
Le segment est bardé de références qui, loin de nuire à l’homogénéité de ton, restituent l'esprit de Poe tout en rappelant son influence sur l'ensemble de la culture américaine. Le plus appuyé de ces hommages concerne Boulevard du crépuscule, ce qui n'étonnera pas de la part de cinéastes comme MASTRONARDI et KELLY, dont l'amour du cinéma d'épouvante est imprégné de sensibilité Camp. Miss Lamar, la diva hollywoodienne déchue, est une version monstrueuse de Norma Desmond, encore plus queer que son modèle puisqu'elle est interprétée par Alan ROWE KELLY, le seul comédien spécialiste du genre (horrifique) ayant établi sa popularité sur des rôles travestis, et donc une mise en question du genre (sexuel).
The Tell Tale Heart présente d'emblée toutes les qualités du reste de l'anthologie : photographie somptueuse (surtout pour un film tourné en DV), mise en scène élégante, et interprétation inspirée (Debbie ROCHON, dans le rôle de la nurse meurtrière, prouve qu'elle est bien davantage qu'une scream queen). On y trouve un avant-goût de ce que risque de donner le remake de Don't Look in the Basement, que Alan ROWE KELLY nous promet depuis des années.



The Cask, écrit, dirigé et interprété par Alan ROWE KELLY, adapte "La Barrique d'Amontillado", autre variation "poesque" sur le thème de l'inhumation criminelle (en l'occurrence, un emmurement). Le sketch nous convie au mariage du riche viticulteur Fortunato Montresor (Randy JONES, le "cowboy" des Village People) et de Gogo (Alan ROWE KELLY), entourés de convives à qui l'événement inspire plus de sarcasmes que de joie. Les réjouissances sont interrompues par un malaise du maître des lieux, terrassé par une violente quinte de toux. Nous découvrons que son piteux état de santé est entretenu par Gogo, dont le plus cher désir est d'être veuve, et qui se tape sans vergogne le meilleur ami de Fortunato. Les deux comploteurs emmurent le malheureux dans sa cave à vin, après l'avoir brûlé vif. A la suite de quoi, Gogo, peu encline à partager l'héritage qui lui échoit, élimine son amant. Dans la bonne vieille tradition des E.C. Comics -- dont le climat imprègne tout le sketch, tant sur le plan de la mise en scène que du scénario --, l'épouse machiavélique connaîtra un châtiment à la hauteur de ses crimes.
Mélangeant film noir et mélodrame gothique, The Cask est dominé par l'interprétation de Alan ROWE KELLY, saisissant en Lucrèce Borgia moderne, qui se grise de sa propre vilenie. Saturé d'humour noir et rendant un brillant hommage à Corman (la scène du retour de l'emmuré est calquée sur la résurrection de Madeline dans La Chute de la maison Usher), le segment est le plus Camp du film. On y retrouve avec plaisir quelques-uns des complices habituels du cinéaste, Zoe DAELMAN CHLANDA, Susan ADRIENSEN et Jerry MURDOCH -- qui tient également un court rôle d'interne dans The Tell Tale Heart.


Dreams, lointainement inspiré d'un poème de Poe, est réalisé par Bart MASTRONARDI sur un scénario de Michael VARRATI. Disons-le tout net, c'est le point culminant de l'anthologie, une façon de chef-d’œuvre surréaliste qui nous renvoie aux grandes heures du cinéma expérimental américain des années 40/60, quelque part entre Maya DEREN et Kenneth ANGER. Nous y assistons aux visions hallucinatoires d'une jeune femme (Bette CASSATT) agonisant auprès de sa mère (Amy STEEL) sur son lit d'hôpital.
Le segment est une pure splendeur visuelle et émotionnelle, où MASTRONARDI effectue un travail de metteur en scène/chef opérateur étonnant d'inventivité -- surtout si l'on considère l'étroitesse du budget dont il disposait. En rupture totale avec les sketchs précédents -- très scénarisés et respectueux des conventions du fantastique traditionnel --, Dreams est une lente dérive dans l'inconscient de son "héroïne", hantée par une trinité féminine composée de sa mère, d'une Reine des Rêves maléfique (Adrienne KING) et d'un Ange des Rêves amical (splendide Caroline WILLIAMS, ex-adversaire de Leatherface dans Massacre à la tronçonneuse 2) qui l'aide à négocier le passage vers l'autre rive. Ce court métrage presque entièrement muet est une subtile plongée dans la psyché féminine, où se côtoient terreur (l'opération chirurgicale, proche des excès du "torture porn"), inquiétude (la superbe séquence du danseur de claquettes dans une maison déserte), et apaisement (le final au bord de l'océan). Un coup de maître, qui en remontre aux prétendus cadors du cinéma d'horreur contemporain, trop souvent prisonniers des redites et des poncifs.