L'intrigue de Desecration, premier long métrage de Dante, s'avère déconstruite et syncopée comme celles de tous ses films (à l'exception de Satan's Playground, le seul à maintenir une certaine linéarité). Elle gravite autour de Bobby Rullo, un adolescent dont la mère est morte dans de mystérieuses circonstances alors qu'il avait cinq ans, le laissant émotionnellement instable. Pensionnaire d'un lycée catholique, il tue accidentellement une nonne, Sœur Madeline, en jouant avec un avion télécommandé. Aussitôt, des événements surnaturels se succèdent autour de lui. Des visions effrayantes l'assaillent, le spectre de Sœur Madeline lui apparaît ainsi qu'à d'autres religieuses, l'une d'elles est poignardée par une paire de ciseaux animés d'une vie propre, et un camarade de Bobby tombe dans un trou qui disparaît de la surface du sol. Sa grand-mère, la très pieuse Matilda, tente d'interrompre cette chaîne d'événements dont la responsable pourrait être la mère de Bobby, ou plus exactement son esprit cherchant à s'échapper de l'Enfer.
Le film revisite les thèmes et certaines scènes d'une série de courts métrages filmés en 16 mm par Tomaselli dans les années 1990. Cet ensemble, portant le titre générique de Mama's Boy, fit l'objet de différents remontages qui furent diffusés dans quelques festivals, ainsi que dans des clubs SM gays new-yorkais – parfois sans le son et « en toile de fond ». Il y était déjà question des rapports pervertis d'un jeune homme et de sa mère, une matière que Tomaselli travaillera à nouveau dans une version de vingt-trois minutes de Mama's Boy, baptisée Desecration. Le réalisateur désavoue aujourd'hui ce coup d'essai : « Il faudrait le jeter à la poubelle. Je l'ai filmé moi-même sur un support vidéo numérique minable. Le lieu de tournage était la maison de ma grand-tante Mary, à Patterson, et ça s'est avéré stupide. Certains plans de la statue fissurée de la Vierge Marie étaient décents et une scène où des ballons attaquent la grand-mère de façon surréaliste fonctionnait pas trop mal.1 » Quelles qu'en soient les faiblesses, cette bande (qui inspira au chanteur Marc Almond sa chanson Caged) n'en demeure pas moins la véritable matrice du long métrage. Seules trois séquences de ce dernier réunissent Mary Rullo et son fils Bobby. Dans la première, qui ouvre le film, la grand-mère Matilda pénètre dans la chambre de l'enfant et y découvre le cadavre de Mary, probablement terrassée par une crise d'asthme comme le suggère l'inhalateur qu'elle tient en main. Dans la deuxième, Mary remet à Bobby, âgé de trois ou quatre ans, un gigantesque cadeau de Noël qu'il déballe hors-champ, frustrant notre curiosité. La troisième scène, reprise de Mama's Boy, est un cauchemar de Bobby : nous le voyons adolescent, enfermé dans une cage et vêtu de langes ; Mary entre dans sa chambre meublée de jouets démesurés, et l'asperge avec le contenu d'un biberon en ricanant. De toute évidence, la cage est le cadeau de Noël précédemment offert par Mary, et le cauchemar une transposition des brimades que la mère infligeait à son fils. Ces trois courts passages illustrent de manière allusive la toxicité de la relation entre Bobby et sa mère et la tyrannie possessive de cette dernière. Sa domination persiste à travers les souvenirs et les rêves du jeune garçon, mais aussi de façon surnaturelle ou névrotique, selon que l'on opte pour une interprétation paranormale ou psychologique de l'intrigue.
La première option fait du fantôme de Sœur Madeline le réceptacle de l'esprit de Mary (les deux personnages sont joués par la même actrice, Christie Sanford, présente dans tous les films de Tomaselli), cherchant à rétablir son emprise sur son fils pour s'extraire de l'Enfer. C'est l'explication fournie par une médium consultée par Matilda, qui confirme les intuitions de la vieille dame. Cette interprétation maintient le spectateur sur le terrain familier des cas de réincarnations et le dispense d'explorer le sous-texte de l'intrigue. La seconde approche analytique postule que les phénomènes surnaturels n'existent que dans les psychés perturbées de Bobby et de sa grand-mère. L'un et l'autre sont persuadés que Mary, comme les défuntes récalcitrantes d'Edgar Poe, possède une volonté trop forte pour se résoudre à la mort. Dans le cas de Bobby, cette conviction a une double origine : il ne peut croire que Mary renoncera à son ascendant sur lui (si tant est qu'il le souhaite), et il s'accuse d'avoir causé sa mort. Ce décès, qui eut lieu le jour de son cinquième anniversaire, était-il un cadeau du Ciel répondant à ses prières ? Il est possible qu'il le pense et redoute une punition d'outre-tombe. Ce n'est pas un hasard si les phénomènes surnaturels se produisent après qu'il a tué accidentellement Sœur Madeline. Ce drame réactive sa culpabilité envers sa mère, et il associe les deux femmes dans une commune action vengeresse à son encontre.
En pleine crise œdipienne, Bobby est pris dans un mouvement ambivalent de répudiation et de convocation de la mère. Le père est absent des trois scènes impliquant Mary, comme s'il n'avait joué aucun rôle dans les premières années de son fils, laissant à son épouse toute latitude pour établir son joug sur Bobby et abdiquant sa fonction de censeur du désir incestueux. Il n'apparaît dans le film qu'après la mort de Sœur Madeline, pour assister Matilda dans l'élucidation de mystères auxquels il ne croit pas. A ses yeux, la vieille dame est gâteuse, et il ne l'aide qu'à contrecœur. Il s'oppose également à elle au sujet de Mary, qu'elle qualifie de sainte et qu'il considère comme une malade mentale. Le sort de Bobby ne semble guère l'intéresser outre mesure ; il montre plus d'agacement que d'inquiétude envers les faits alarmants qui se produisent. Si les dialogues ne mentionnaient son statut de père, on pourrait le prendre pour un lointain parent de Bobby, voire un ami de la famille.
Les membres masculins du clergé peuvent s'avérer tout aussi inquiétants que ses éléments féminins. Le Père Nicolas, professeur à Saint Anthony, possède une réserve de pilules qu'il distribue libéralement aux élèves trop anxieux. Celle qu'il fait avaler à Bobby lui cause des hallucinations, dont une vision du prêtre braquant sur lui des yeux blancs de démon. Ses marques d'attention sont empreintes de fausseté, comme si elles cachaient une malveillance larvée, et il semble prendre plaisir aux infortunes de l'adolescent – il lui annonce avec un amusement manifeste son échec à d'importants examens ; il sourit en constatant que Bobby s'est uriné dessus après avoir vu le spectre de Sœur Madeline. Les autres jeunes pensionnaires de Saint Anthony ne se montrent pas plus compatissants, à l'exception possible de Sean, qui disparaît du film aussitôt qu'apparu : courant avec Bobby dans la forêt, il est happé dans un trou dont toute trace s'efface quelques minutes plus tard. Le motif du trou s'ouvrant subitement sur les entrailles de la terre était l'une des terreurs enfantines de Tomaselli et renvoie à sa peur de tomber dans « les puits de l'Enfer ». On le rencontre dans ses autres films mais il revient ici avec insistance : un puzzle assemblé par Matilda représente un sous-bois où deux béances « avalent » la tête de Bobby et l'une de ses mains ; on retrouve cette image sur des croquis dessinés par Sœur Madeline ; dans les dernières séquences, celle-ci pousse Bobby dans un trou d'où émane une lumière rouge, et d'où le tirent, le lendemain, le Père Nicolas et Sean, mystérieusement réapparu. Cette plongée en Enfer – ou ce retour dans la matrice maternelle – a-t-elle eu des vertus rédemptrices ? Avant de l'y faire basculer, la nonne démoniaque déclare à Bobby : « Ta repentance est trop tardive ; il te faut croire en la punition éternelle ». Le fait qu'il regagne finalement la surface pourrait signifier qu'il ne méritait pas la damnation – ou qu'il a surmonté son Œdipe – et aurait valeur de renaissance. L'ultime scène dément cette hypothèse en suggérant que l'esprit de Mary n'est pas apaisé et que d'autres maléfices sont à craindre. C'est le signe que Bobby demeure tenaillé entre le rejet et la nostalgie de sa mère, et qu'il échoue à s'émanciper.
On sait le lien établi par la psychanalyse entre Œdipe prolongé et homosexualité. « Un jeune homme a été fixé à sa mère, au sens du complexe d’Œdipe, d’une manière inhabituellement longue et intense. Mais vient enfin, la puberté une fois achevée, le temps d’échanger la mère contre un autre objet sexuel. Il se produit alors un retournement soudain ; l’adolescent n’abandonne pas sa mère mais s’identifie à elle, se transforme en elle et recherche maintenant des objets qui puissent remplacer pour lui son propre moi et qu’il puisse aimer et choyer comme il en avait fait l’expérience grâce à sa mère », écrit Freud2. Attachement filial excessif, mais aussi possessivité maternelle, « mère phallique » et père en retrait : ces « facteurs homogènes » sont si couramment convoqués qu'ils tiennent du lieu commun et peuvent passer pour des préjugés. Comme le signale Philippe Ariño : « L’association mère-homosexualité agace souvent la communauté homosexuelle au plus haut point. Et il est facile de comprendre pourquoi : bien des sujets homosexuels ne désirent pas analyser la relation idolâtre qu’ils entretiennent avec l’être qui est pour eux le plus détestable et le plus cher au monde. Ils démontrent par leurs propos qu’ils ont élevé leur mère au rang de déesse ou de vierge, pour mieux fuir les femmes réelles. Dans les œuvres homo-érotiques, cette matrone toute-puissante prend tellement de place qu’elle donne très souvent la mort aux hommes ou à leur propre fils3 ». Si le ton d'Ariño est volontairement polémique, il n'en est pas moins vrai que la mère captative et létale est une figure récurrente, quasi-iconique, de la culture gay, ou qu'elle peut être indicatrice d'un sous-texte homosexuel.
1Correspondance avec le cinéaste.
2Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp.171-172
3Philippe Ariño, « Code n°120 : Mère possessive », site Araignée du désert, 2013, http://www.araigneedudesert.fr/code-n120-mere-possessive/