mardi 10 décembre 2024

Les Rêves hérétiques de Dante Tomaselli (3)


L'intrigue de Desecration, premier long métrage de Dante, s'avère déconstruite et syncopée comme celles de tous ses films (à l'exception de Satan's Playground, le seul à maintenir une certaine linéarité). Elle gravite autour de Bobby Rullo, un adolescent dont la mère est morte dans de mystérieuses circonstances alors qu'il avait cinq ans, le laissant émotionnellement instable. Pensionnaire d'un lycée catholique, il tue accidentellement une nonne, Sœur Madeline, en jouant avec un avion télécommandé. Aussitôt, des événements surnaturels se succèdent autour de lui. Des visions effrayantes l'assaillent, le spectre de Sœur Madeline lui apparaît ainsi qu'à d'autres religieuses, l'une d'elles est poignardée par une paire de ciseaux animés d'une vie propre, et un camarade de Bobby tombe dans un trou qui disparaît de la surface du sol. Sa grand-mère, la très pieuse Matilda, tente d'interrompre cette chaîne d'événements dont la responsable pourrait être la mère de Bobby, ou plus exactement son esprit cherchant à s'échapper de l'Enfer.

Le film revisite les thèmes et certaines scènes d'une série de courts métrages filmés en 16 mm par Tomaselli dans les années 1990. Cet ensemble, portant le titre générique de Mama's Boy, fit l'objet de différents remontages qui furent diffusés dans quelques festivals, ainsi que dans des clubs SM gays new-yorkais – parfois sans le son et « en toile de fond ». Il y était déjà question des rapports pervertis d'un jeune homme et de sa mère, une matière que Tomaselli travaillera à nouveau dans une version de vingt-trois minutes de Mama's Boy, baptisée Desecration. Le réalisateur désavoue aujourd'hui ce coup d'essai : « Il faudrait le jeter à la poubelle. Je l'ai filmé moi-même sur un support vidéo numérique minable. Le lieu de tournage était la maison de ma grand-tante Mary, à Patterson, et ça s'est avéré stupide. Certains plans de la statue fissurée de la Vierge Marie étaient décents et une scène où des ballons attaquent la grand-mère de façon surréaliste fonctionnait pas trop mal.1 » Quelles qu'en soient les faiblesses, cette bande (qui inspira au chanteur Marc Almond sa chanson Caged) n'en demeure pas moins la véritable matrice du long métrage. Seules trois séquences de ce dernier réunissent Mary Rullo et son fils Bobby. Dans la première, qui ouvre le film, la grand-mère Matilda pénètre dans la chambre de l'enfant et y découvre le cadavre de Mary, probablement terrassée par une crise d'asthme comme le suggère l'inhalateur qu'elle tient en main. Dans la deuxième, Mary remet à Bobby, âgé de trois ou quatre ans, un gigantesque cadeau de Noël qu'il déballe hors-champ, frustrant notre curiosité. La troisième scène, reprise de Mama's Boy, est un cauchemar de Bobby : nous le voyons adolescent, enfermé dans une cage et vêtu de langes ; Mary entre dans sa chambre meublée de jouets démesurés, et l'asperge avec le contenu d'un biberon en ricanant. De toute évidence, la cage est le cadeau de Noël précédemment offert par Mary, et le cauchemar une transposition des brimades que la mère infligeait à son fils. Ces trois courts passages illustrent de manière allusive la toxicité de la relation entre Bobby et sa mère et la tyrannie possessive de cette dernière. Sa domination persiste à travers les souvenirs et les rêves du jeune garçon, mais aussi de façon surnaturelle ou névrotique, selon que l'on opte pour une interprétation paranormale ou psychologique de l'intrigue.


La première option fait du fantôme de Sœur Madeline le réceptacle de l'esprit de Mary (les deux personnages sont joués par la même actrice, Christie Sanford, présente dans tous les films de Tomaselli), cherchant à rétablir son emprise sur son fils pour s'extraire de l'Enfer. C'est l'explication fournie par une médium consultée par Matilda, qui confirme les intuitions de la vieille dame. Cette interprétation maintient le spectateur sur le terrain familier des cas de réincarnations et le dispense d'explorer le sous-texte de l'intrigue. La seconde approche analytique postule que les phénomènes surnaturels n'existent que dans les psychés perturbées de Bobby et de sa grand-mère. L'un et l'autre sont persuadés que Mary, comme les défuntes récalcitrantes d'Edgar Poe, possède une volonté trop forte pour se résoudre à la mort. Dans le cas de Bobby, cette conviction a une double origine : il ne peut croire que Mary renoncera à son ascendant sur lui (si tant est qu'il le souhaite), et il s'accuse d'avoir causé sa mort. Ce décès, qui eut lieu le jour de son cinquième anniversaire, était-il un cadeau du Ciel répondant à ses prières ? Il est possible qu'il le pense et redoute une punition d'outre-tombe. Ce n'est pas un hasard si les phénomènes surnaturels se produisent après qu'il a tué accidentellement Sœur Madeline. Ce drame réactive sa culpabilité envers sa mère, et il associe les deux femmes dans une commune action vengeresse à son encontre.

En pleine crise œdipienne, Bobby est pris dans un mouvement ambivalent de répudiation et de convocation de la mère. Le père est absent des trois scènes impliquant Mary, comme s'il n'avait joué aucun rôle dans les premières années de son fils, laissant à son épouse toute latitude pour établir son joug sur Bobby et abdiquant sa fonction de censeur du désir incestueux. Il n'apparaît dans le film qu'après la mort de Sœur Madeline, pour assister Matilda dans l'élucidation de mystères auxquels il ne croit pas. A ses yeux, la vieille dame est gâteuse, et il ne l'aide qu'à contrecœur. Il s'oppose également à elle au sujet de Mary, qu'elle qualifie de sainte et qu'il considère comme une malade mentale. Le sort de Bobby ne semble guère l'intéresser outre mesure ; il montre plus d'agacement que d'inquiétude envers les faits alarmants qui se produisent. Si les dialogues ne mentionnaient son statut de père, on pourrait le prendre pour un lointain parent de Bobby, voire un ami de la famille.


Dans les films de Tomaselli, les pères sont soit impuissants (
Satan's Playground, Torture Chamber), soit nuisibles (Horror). Celui de Desecration n'est d'aucun poids contre l'emprise, surnaturelle ou fantasmée, de la mère, ou plus exactement des mères, car les nonnes de l'Académie Saint Anthony peuvent être considérées comme des substituts maternels (Sœur Madeline en premier lieu, qui s'identifie à Mary). Leur aveugle dévotion présente un caractère pernicieux que l'adolescent perçoit confusément, comme le suggère la scène où il voit le portrait d'une nonne se métamorphoser – son visage sévère se mue en tête de mort puis en face de clown. Matilda est une autre figure maternelle, suppléant à Mary dans l'éducation de Bobby. En proie à un délire mystique où se confondent superstition et bigoterie, elle entretient le malheureux dans sa psychose en partageant ses craintes irrationnelles. Les accents anticléricaux de Desecration (ou du moins la défiance qui s'y exprime envers la religion) sont indissociables d'une critique appuyée du matriarcat. L'Eglise et cette autre institution qu'est la maternité exercent une tutelle jalouse et funeste sur leur « progéniture » (n'oublions pas que la première, en tant que communauté d'enfants baptisés, assure un rôle maternel), que Tomaselli mettra de nouveau en cause dans Horror et Torture Chamber.

Les membres masculins du clergé peuvent s'avérer tout aussi inquiétants que ses éléments féminins. Le Père Nicolas, professeur à Saint Anthony, possède une réserve de pilules qu'il distribue libéralement aux élèves trop anxieux. Celle qu'il fait avaler à Bobby lui cause des hallucinations, dont une vision du prêtre braquant sur lui des yeux blancs de démon. Ses marques d'attention sont empreintes de fausseté, comme si elles cachaient une malveillance larvée, et il semble prendre plaisir aux infortunes de l'adolescent – il lui annonce avec un amusement manifeste son échec à d'importants examens ; il sourit en constatant que Bobby s'est uriné dessus après avoir vu le spectre de Sœur Madeline. Les autres jeunes pensionnaires de Saint Anthony ne se montrent pas plus compatissants, à l'exception possible de Sean, qui disparaît du film aussitôt qu'apparu : courant avec Bobby dans la forêt, il est happé dans un trou dont toute trace s'efface quelques minutes plus tard. Le motif du trou s'ouvrant subitement sur les entrailles de la terre était l'une des terreurs enfantines de Tomaselli et renvoie à sa peur de tomber dans « les puits de l'Enfer ». On le rencontre dans ses autres films mais il revient ici avec insistance : un puzzle assemblé par Matilda représente un sous-bois où deux béances « avalent » la tête de Bobby et l'une de ses mains ; on retrouve cette image sur des croquis dessinés par Sœur Madeline ; dans les dernières séquences, celle-ci pousse Bobby dans un trou d'où émane une lumière rouge, et d'où le tirent, le lendemain, le Père Nicolas et Sean, mystérieusement réapparu. Cette plongée en Enfer – ou ce retour dans la matrice maternelle – a-t-elle eu des vertus rédemptrices ? Avant de l'y faire basculer, la nonne démoniaque déclare à Bobby : « Ta repentance est trop tardive ; il te faut croire en la punition éternelle ». Le fait qu'il regagne finalement la surface pourrait signifier qu'il ne méritait pas la damnation – ou qu'il a surmonté son Œdipe – et aurait valeur de renaissance. L'ultime scène dément cette hypothèse en suggérant que l'esprit de Mary n'est pas apaisé et que d'autres maléfices sont à craindre. C'est le signe que Bobby demeure tenaillé entre le rejet et la nostalgie de sa mère, et qu'il échoue à s'émanciper.


On sait le lien établi par la psychanalyse entre Œdipe prolongé et homosexualité. « Un jeune homme a été fixé à sa mère, au sens du complexe d’Œdipe, d’une manière inhabituellement longue et intense. Mais vient enfin, la puberté une fois achevée, le temps d’échanger la mère contre un autre objet sexuel. Il se produit alors un retournement soudain ; l’adolescent n’abandonne pas sa mère mais s’identifie à elle, se transforme en elle et recherche maintenant des objets qui puissent remplacer pour lui son propre moi et qu’il puisse aimer et choyer comme il en avait fait l’expérience grâce à sa mère », écrit Freud2. Attachement filial excessif, mais aussi possessivité maternelle, « mère phallique » et père en retrait : ces « facteurs homogènes » sont si couramment convoqués qu'ils tiennent du lieu commun et peuvent passer pour des préjugés. Comme le signale Philippe Ariño : « L’association mère-homosexualité agace souvent la communauté homosexuelle au plus haut point. Et il est facile de comprendre pourquoi : bien des sujets homosexuels ne désirent pas analyser la relation idolâtre qu’ils entretiennent avec l’être qui est pour eux le plus détestable et le plus cher au monde. Ils démontrent par leurs propos qu’ils ont élevé leur mère au rang de déesse ou de vierge, pour mieux fuir les femmes réelles. Dans les œuvres homo-érotiques, cette matrone toute-puissante prend tellement de place qu’elle donne très souvent la mort aux hommes ou à leur propre fils3 ». Si le ton d'Ariño est volontairement polémique, il n'en est pas moins vrai que la mère captative et létale est une figure récurrente, quasi-iconique, de la culture gay, ou qu'elle peut être indicatrice d'un sous-texte homosexuel.

1Correspondance avec le cinéaste.

2Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp.171-172

3Philippe Ariño, « Code n°120 : Mère possessive », site Araignée du désert, 2013, http://www.araigneedudesert.fr/code-n120-mere-possessive/

lundi 9 décembre 2024

Les Rêves hérétiques de Dante Tomaselli (2)

Première partie : cliquez


Un Dieu diabolique, dispensateur du Mal et de la folie, est au centre du l’œuvre de Tomaselli, comme le sont ses zélateurs, lesquels nous renvoient au deuxième thème fétiche du cinéaste : la famille. Si Dieu et la religion sont des substituts de l'autorité parentale, la malfaisance des premiers ne fait que reproduire celle de la seconde. La cellule familiale, puritaine et bigote, est représentée par Tomaselli comme un foyer d'infection, cause de l'aliénation de ses rejetons. Les désordres psychiques des adolescents de Desecration (1999), Horror (2003) et Torture Chamber (2013) sont le fruit d'une éducation délétère, à la fois rigoriste et perverse. Leurs névroses sont façonnées par leurs géniteurs, souvent secondés par d'autres membres de la famille (un frère dans Torture Chamber, un grand-père dans Horror). « Une mauvaise décision prise par une famille peut hanter une âme pour toujours. La graine est plantée et la terreur ne fait que croître1 », déclare le réalisateur. Les « mauvaises décisions » peuvent être involontaires : le fanatisme religieux de la mère et du frère de Jimmy Morgan, l'adolescent de Torture Chamber, est sans doute la cause de sa prétendue possession, mais les deux adultes n'en ont aucunement conscience. En revanche, les parents de Grace Salo dans Horror sont des manipulateurs qui provoquent délibérément les hallucinations de la jeune fille en lui administrant des drogues. Le dysfonctionnement familial peut être recherché et entretenu par des esprits dérangés (la mère abusive et l'aïeule bondieusarde de Desecration) ou sadiques (les Salo dans Horror). Quel que soit leur degré d’intentionnalité, les méfaits commis par la famille ont des effets désastreux et irréparables.


Pour Tomaselli, l'Eglise et le Foyer sont deux structures coercitives qui, sous prétexte d'éducation, dénaturent les esprits soumis à leur magistère – en particulier les jeunes esprits. Nous touchons là à un autre thème essentiel dans l’œuvre du cinéaste : l'enfance et la prime adolescence, présentées sous leur jour le plus tourmenté. Tomaselli répète fréquemment que les scènes de terreur de ses films sont des reconstitutions de ses cauchemars d'enfance. Il souffrait alors de troubles du sommeil, de somnambulisme, d'angoisses nocturnes. Sa production filmique et musicale, ne cesse d'interroger cette période de sa vie et les démons qui la hantaient. L'horreur y tenait une grande place : il rêvait sur les affiches et les photos de L'Exorciste (The Exorcist, 1973), de Ne vous retournez pas (Don't Look Now, 1973), de Communion sanglante (Alice, Sweet Alice, 1976), réalisé par son cousin Alfred Sole ; il passait des heures à dessiner des cimetières, des maisons hantées, et adorait jouer des tours macabres à son entourage. Comme pour beaucoup d'artistes spécialisés dans le genre, son enfance fut un temps de domestication de la peur par le biais de l'appropriation de ses objets. Cette stratégie est interdite aux jeunes personnages de ses films, à l'exception de Jimmy dans Torture Chamber, qui inspire l'effroi après l'avoir subi et se mue en antagoniste. Bobby Rullo, l'adolescent victime d'hallucinations de Desecration, et Grace Salo, la fille du révérend démoniaque de Horror, ne peuvent échapper à la terreur qui gangrène leur quotidien ; ils sont prisonniers de cauchemars gigognes et ne s'évadent de l'un que pour basculer dans un autre. Les scripts de Tomaselli obéissent à une logique onirique qui balaye toute certitude. L'espace et le temps sont soumis à d'imprévisibles bouleversements ; les événements ne suivent pas un cours linéaire mais s'entortillent, se chevauchent ou se bouclent sur eux-mêmes ; l'action ressemble à un puzzle comportant des pièces étrangères à l'ensemble, dont les formes ne devraient pas permettre l'imbrication, et qui pourtant composent un tout.


Ces circonvolutions participent à l'oppression des protagonistes et à leur impuissance. Tomaselli décrit ses films comme des « trains-fantômes de l'esprit » (« funhouses of the mind ») ; on peut estimer qu'ils sont aussi des labyrinthes sans issue, dont l'entrée se perd si bien dans la mémoire qu'on se demande si elle a jamais existé. Son univers ressemble à un purgatoire dont les hôtes expient des fautes indéterminées. Si les adolescents échappés d'un centre de désintoxication dans Horror peuvent être considérés comme des « pécheurs » aux yeux de la morale chrétienne, Grace Salo est une jeune fille innocente dont la seule "faute" est d'être née dans une famille d'illuminés criminels, et Bobby dans Desecration n'est lui aussi que la victime d'une mère probablement psychotique – Tomaselli considère le personnage de Luck, le leader de la bande de drogués de Horror, comme une version plus âgée de Bobby ; les traumatismes vécus par ce dernier peuvent expliquer qu'il ait tourné mal, comme Jimmy dans Torture Chamber. Pour reprendre les termes du cinéaste, tous sont « dominés par des forces sur lesquelles [ils n'ont] aucun contrôle2 ». Cette sujétion, qui s'apparente à une damnation, s'articule sur le sentiment de culpabilité dont fait état le réalisateur lorsqu'il évoque sa propre enfance, et dont il illustre les effets fantasmatiques sur ses personnages.

A ce titre, l’œuvre se prête idéalement à une interprétation réaliste et psychologique. On peut appliquer aux protagonistes de Tomaselli les observations que Jean-Marie Sabatier formule sur ceux de Mario Bava, et juger qu'ils « investissent la réalité du poids de leur terreur, leur regard transformant le monde réel en un monde cauchemardesque et menaçant ». Ils « s'enferment dans leur névrose et ne considèrent plus leur environnement qu'à travers leurs obsessions lancinantes (…) [L]e décor et les objets adoptent une vie personnelle et prennent la signification que les personnages, claustrés dans leur subjectivité, veulent bien leur donner3 ». Dès lors que le cinéaste s'inspire de ses cauchemars d'enfant hanté par la notion de « faute », on peut envisager qu'il transfère sur ses personnages la culpabilité qui l'habitait. Mais quelle est la cause de cette culpabilité ? Il est probable que le jeune Dante ait soupçonné qu'une différence qui couvait en lui pouvait être jugée condamnable par le milieu catholique où il grandissait : son homosexualité. Bien qu'il l'assume pleinement à l'âge adulte, ses angoisses enfantines et la dépression qu'il dit avoir vécue de onze à dix-sept ans pourraient être liées à l'affirmation d'une sexualité non normative. Le sujet n'est jamais abordé ouvertement dans ses films, mais le profil de ses protagonistes masculins, la conscience aiguë qu'ils ont de leur marginalité au sein d'une société lourdement conservatrice, la nature de leurs anxiétés et leurs conflits œdipiens en font des figures queer. Les « forces sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle » sont peut-être issues d'un inconscient taraudé par la honte ; elles auraient alors une fonction auto-punitive.

1Lorenzo Ricciardi, « Torture Chamber, Les supplices du démon », in L'Ecran fantastique n°317, p.51.

2Matthew Edwards, « Outside Peering In, a Interview with Dante Tomaselli », in Twisted Visions, Interviews with Cult Horror Filmmakers, op.cit., p.195.

3Jean-Marie Sabatier, Les Classiques du cinéma fantastique, Paris, Balland, 1973, pp.60-61.

dimanche 8 décembre 2024

Les Rêves hérétiques de Dante Tomaselli (1)

 



Entre onirisme et réalité, religiosité et blasphème, passé et présent, vie et mort, l’œuvre de Dante Tomaselli développe un univers instable, soumis à de déconcertantes fluctuations narratives. L'une des observations récurrentes de la critique anglo-saxonne à son sujet est qu'elle ne convient pas à un public mainstream, attaché aux conventions de la production horrifique courante. Pour l'apprécier, il faut jouir d'une ouverture d'esprit, d'une disponibilité à l'irrationnel assez peu répandues, même parmi les adeptes de l'horreur indépendante. Tomaselli lui-même souscrit à cette opinion, soulignant que ses films suscitent deux types de réactions : un rejet farouche ou une admiration passionnée. S'il lui arrive de déplorer le tempérament routinier et les éreintements non argumentés de certains commentateurs, c'est pour affirmer aussitôt qu'ils n'infléchissent en rien ses options créatives. Au fond, il n'ignore pas que son cinéma appelle ces réponses antithétiques, lesquelles confirment la légitimité de sa démarche. Dans un genre toujours menacé par l'uniformité (sa pire ennemie, car la plus opposée à ses fondamentaux), la controverse est signe de santé. L'attitude de Tomaselli envers la réception de son travail n'est pas sans évoquer celle d'un autre cinéaste adulé autant que vilipendé, le français Jean Rollin, dont l’œuvre très personnelle et imperméable aux modes présente une même fidélité à des motifs obsessionnels, réaffirmés de film en film. Autre similitude : dans les deux cas, ces obsessions s'enracinent dans l'enfance des réalisateurs, fertile terreau d'un imaginaire étroitement affilié au surréalisme. Enfin, l'un et l'autre sont parfois accusés d'accorder davantage d'importance à l'esthétique de leurs films qu'à leur contenu narratif, de céder à une griserie maniériste. Dans le cas de Tomaselli, ces reproches trahissent une profonde méconnaissance de son œuvre, d'une grande cohérence thématique et dans laquelle fond et forme se répondent idéalement. L'impression de « décousu », d'incohérence, naît de l'attention scrupuleuse que Tomaselli accorde aux signaux de son inconscient, et de sa volonté de les retranscrire à l'écran aussi fidèlement que possible.

« Je suis un surréaliste en premier... un cinéaste en second1», a-t-il confié à Matthew Edwards. Une telle déclaration peut surprendre, dans la mesure où les deux options sont interdépendantes. Elle s'explique néanmoins par le fait que le cinéma n'est pas son seul domaine d'activité artistique : l'homme est également un compositeur apprécié, signataire de six albums d'ambient horror électronique. La distinction qu'il formule peut signifier que l'aspect technique de la réalisation – dont il possède une maîtrise rare dans l'horreur à micro-budget – importe moins à ses yeux que l'élan créatif. Sa fidélité au surréalisme donne à ses films une texture hallucinatoire, proche du psychédélisme. Leur caractère résolument anti-naturaliste les distingue du cinéma fantastique et d'horreur commercial, qui tend à traiter du paranormal dans le cadre rationalisant des codes propres au genre et d'un mode narratif basé sur la causalité. Le goût du cinéaste pour l'onirisme lui inspire des compositions visuelles stylisées et troublantes, dont la finalité est de créer le malaise ou l'effroi. Leur forte charge dramatique, qui relève parfois d'un « symbolisme hyperbolique », participe de l'anti-naturalisme que j'ai évoqué et manifeste une donnée essentielle du cinéma de Tomaselli : sa théâtralité.



L'essayiste André Loiselle note à propos de Torture Chamber (2013) que les moments horrifiques impliquant des instruments de torture médiévaux sont « hautement théâtralisés, générant une tension saisissante entre l'artificialité de la scène et l'extrême violence qu'elle illustre2 ». Pour Loiselle, la théâtralité est un élément crucial du cinéma d'horreur ; elle intervient lors de l'irruption de l'élément monstrueux et dans les moments de terreur, moments de mise en scène ostentatoire qui interrompent le flux narratif et ébranlent le réalisme de la normalité. « [L]a performance outrancière d'un serial killer brandissant une tronçonneuse, l'architecture gothique d'un lugubre château en ruine, l'emploi de techniques filmiques violemment atypiques, ou l'oppressante claustrophobie d'une pièce unique rappelant le théâtre classique, sont autant d'exemples de la ''théâtralité cinématographique''3 », explique Loiselle. Chez Tomaselli, cette théâtralité s'affirme dans l'expressivité picturale de certains plans, la dramatisation des nombreuses scènes de cauchemar, le jeu appuyé de certains comédiens (généralement les interprètes des antagonistes), et l'artificialité des moments de violence signalée par Loiselle. Mais elle s'exprime aussi dans le traitement de l'un de ses thèmes d'élection : la religion catholique. Liturgie, sacrements, prédication, ecclésiastiques, objets de culte, forment un ensemble hautement théâtral. Enumérant les aspects du théâtre qui l'apparentent au culte, Bernard Reymond mentionne qu' « il est un art de la ''performance'' (…), c'est-à-dire qu'il n'existe pas indépendamment du moment où il a effectivement lieu ; dans le moment même où il a lieu, les interactions entre acteurs et spectateurs ne cessent de participer à l’œuvre d'art en train de se constituer ; parce qu'il est une performance, le théâtre a lieu à un certain endroit, auquel il faut se rendre, et dont on revient ; (...) le théâtre donne à voir des décors et même des éléments construits architecturalement ; (…) il donne à entendre (voix des acteurs, accompagnements musicaux, bruitages, silence, etc.) et pose des problèmes d'acoustique ; (…) à quoi on peut ajouter le rôle des costumes, des maquillages, des masques, des travestissements, etc.4 » On le voit, les points de convergence sont nombreux entre cérémonie religieuse et représentation théâtrale. Tomaselli rend la théâtralité de la religion d'autant plus prégnante qu'il s'intéresse avant tout à la part de ténèbres du catholicisme, dont il fait le siège du Mal absolu.

L'importance de la religion dans son œuvre s'explique par l'entourage familial et le climat social qui furent ceux du jeune Dante dans sa ville natale de Paterson, New Jersey. Elevé dans la foi catholique au sein d'une communauté italo-américaine d'une piété véhémente (ses deux grands-mères et l'une de ses grands-tantes, qui ont inspiré certains de ses personnages féminins, étaient extrêmement dévotes), il semble avoir éprouvé très tôt un mélange de fascination et d'appréhension envers les dogmes et le décorum chrétiens. « Je pense que j'essayais d'être un bon garçon catholique, imaginant que les puits de l'Enfer s'ouvraient sous mes pieds. Je me sentais coupable de beaucoup de choses », déclare-t-il à Matthew Edwards5. L'idée qu' « être un bon garçon catholique » implique un sentiment de culpabilité et la crainte de l'Enfer révèle combien la religion fut perçue très tôt par Tomaselli comme oppressive. « L'ultime fondement des religions, c'est la détresse infantile de l'homme », confiait Freud à son ami Sàndor Ferenczi dans une lettre du 1er janvier 1910. La croyance en un Dieu tout-puissant témoignerait de la recherche d'un substitut du couple parental (mais surtout du père) et constituerait un mouvement régressif de l'adulte, confronté à sa faiblesse face aux aléas de l'existence. Pour le cinéaste, qui ne considère pas la religion comme protectrice (peut-être en raison des rapports conflictuels qu'il eut avec son père), la foi n'est d'aucun secours face à l'angoisse ; elle en serait plutôt l'une des sources. Pour autant, il hésite à s'en distancer. « Je ne suis pas anti-religion, je ne fais que la questionner », confie-t-il. « Je suis sceptique. Je ne dirais pas que je suis totalement athée, bien que j'aille nettement dans cette direction. Je crois en Dieu, je pense... Pas en une religion organisée, panurgique, du genre sectaire. Je crois en une entité, un œil omniscient, une énergie empreinte de sagesse. (…) Malheureusement, l'énergie des ténèbres que l'on appelle le Diable semble plus puissante et pénétrante, plus englobante. Cela nourrit mes films. Les religions conservatrices en particulier tendent à se focaliser sur le Diable bien plus que sur Dieu, consciemment ou inconsciemment. En fait, leur Dieu est plus proche du Diable... plein de négativité et de violence6. »



1Entretien avec Matthew Edwards, in Matthew Edwards (éd.), Film Out of Bounds : Essays and Interviews on Non-Mainstream Cinema Worldwide, Jefferson, McFarland & Company, 2007, p.122.

2André Loiselle, Theatricality in the Horror Film : A Brief Study on the Dark Pleasures of Screen Artifice, Londres, New York, Anthem Press, 2020, p.92.

3Ibid., p.7.

4Bernard Reymond, « Théâtre et théologie pratique », Laval théologique et philosophique, Volume 56, n°2, Québec, Faculté de philosophie, Université Laval, 2000, p.256.

5Matthew Edwards, « Outside Peering In, a Interview with Dante Tomaselli », in Twisted Visions, Interviews with Cult Horror Filmmakers, Jefferson, McFarland & Company, 2017, p.189.

6Ibid., p.