1ère partie
2ème partie
3ème partie
Comme je l'ai mentionné, l'homosexualité n'est jamais traitée frontalement dans le cinéma de Tomaselli, mais elle le parcourt de manière sous-jacente. Dans le cas de Desecration, ce n'est pas un hasard si les séquences de Mama's Boy qui s'y trouvent « remakées » ont été accueillies favorablement par les clubs gays SM new-yorkais. Leur auteur en fut, assure-t-il, le premier surpris : « Je voyais mes courts métrages étranges et oniriques diffusés toute la nuit sur un écran assez grand... en boucle, sans le son... juste de pures images... flashs d'un garçon en cage portant des couches... une ampoule balançant violemment au-dessus de lui... une mystérieuse figure de mère entrant dans une pièce spectrale... Des mois plus tôt, lors de la conception du court métrage, je n'avais pas prévu que cette imagerie puisse être fétichiste. A aucun moment. Et maintenant j'étais dans un club SM et mon film y semblait comme chez lui1. » Dans le long métrage, la séquence décrite par Tomaselli est un cauchemar de Bobby reflétant peut-être un souvenir d'enfance, et traduisant son asservissement par sa mère. Le fait qu'il y apparaisse en adolescent et non en petit garçon indique qu'il demeure, en son for intérieur, un « fils à maman » immature dont la masculinité ne s'est pas affirmée. Dans une autre séquence, il se réveille en pleine nature, au milieu de roses rouges. L'image de cet éphèbe alangui sur un parterre de fleurs fait songer aux photographies des artistes gays Pierre et Gilles. Son caractère homophile est souligné par l'apparition d'un arc-en-ciel (emblème LGBT) que Bobby observe avec intérêt, comme s'il y voyait un présage ou une mystérieuse promesse. Ce rare instant d'apaisement est symboliquement placé sous le signe de l'homosexualité.
A l'instar des autres films du cinéaste, Desecration n'accorde aucun répit à ses protagonistes ; la prolifération de scènes de peur et d'horreur réduit sans cesse l'espace de la normalité. Le film compte peu d'effets gores, Tomaselli préférant susciter une terreur cérébrale qu'une répugnance épidermique. Les seuls moments sanglants sont la mort de Sœur Madeline et l'attaque d'une nonne par une paire de ciseaux qui lui lacèrent un poignet, une cheville et les joues avant de se planter dans sa gorge. La séquence est efficacement filmée et bénéficie d'honnêtes effets spéciaux ; la mort de Madeline, en revanche, est peu crédible, ce que Tomaselli reconnaît et déplore. Dans cette scène, l'avion télécommandé par Bobby ne répond plus à son contrôle et heurte le crâne de la religieuse, lui lacérant le visage avec son hélice. La maladresse de l'effet rend encore plus douteux le fait qu'un tel accident puisse réellement causer la mort. Pourtant, on peut comprendre que Tomaselli ait tenu à cette idée ; elle repose sur l'un de ses procédés favoris : faire d'un objet a priori inoffensif un instrument mortel ou une source d'angoisse. L'épisode permet aussi de signifier le manque d'emprise de Bobby sur sa propre vie, son incapacité à « piloter » les événements.
Bien que ratée (et même en raison de ce ratage), la séquence s'inscrit dans le contexte d'artificialité et de théâtralité propre à l'univers tomasellien, où le surnaturel, la violence et la mort se manifestent de façon à la fois solennelle et grandiloquente. La solennité est ce qui les rend terrifiants et favorise l'implication émotionnelle du spectateur ; la grandiloquence, qui passe parfois par l'expression du grotesque, est ce qui provoque un mouvement de distanciation, en révélant la part de construction et de performance mise en œuvre. Dans Desecration, toutes les apparitions spectrales de Sœur Madeline font appel à cette combinaison, que la nonne erre avec un hiératisme inquiétant dans l'enceinte de l'institution religieuse, qu'elle hante les cauchemars de Bobby en adoptant des attitudes hystériques, ou qu'elle l'agresse physiquement dans la dernière section du film. Le moment le plus remarquable en ce sens est le cauchemar de Bobby dans lequel Madeline, escortée par deux gnomes grimés en clowns, pénètre dans le parc de Saint Anthony en glissant sur le sol, puis s'élève devant le bâtiment en dardant devant elle un regard menaçant. L'autre grande figure théâtrale du film est Matilda, interprétée par Irma St. Paule, une comédienne que Tomaselli emploiera de nouveau dans Satan's Playground. Son jeu emphatique et son visage marqué par l'âge confèrent à Matilda une aura irréelle et inquiétante. La bande son accentue le bruit de sa respiration spongieuse et de sa toux grasseyante, rendant sa présence pénible pour le spectateur – ses problèmes pulmonaires marquent une analogie entre Matilda et Mary, morte de suffocation. Une fois de plus, la théâtralité du personnage indique qu'il n'est pas dépourvu d'accointances avec le Mal et ne peut donc être considéré comme totalement positif.
Desecration fut le premier film d'horreur américain indépendant à être distribué directement en DVD, par une firme pionnière dans le domaine de la vidéo, Image Entertainment – une chance pour un long métrage de 150 000 dollars tourné en Super 16 par un inconnu. Il se forgea rapidement une réputation de singularité parmi les amateurs d'horreur underground qui vantèrent ses qualités de style et comparèrent son auteur aux maîtres italiens du genre, Dario Argento et Lucio Fulci. Bien que sensible au compliment, Tomaselli signale fréquemment qu'il découvrit les œuvres de ces cinéastes longtemps après avoir défini son esthétique personnelle, et qu'il n'a pas subi leur influence. « Je ne cherche jamais à mêler d'autres artistes ou d'autres visions du monde à mes films et à ma musique. J'invite et je canalise des images qui viennent du plus profond de moi. Je ne suis influencé par rien d'autre que mes propres cauchemars, ma propre enfance qui est aussi complexe qu'une empreinte digitale2 », insiste-t-il.
La nature idiosyncrasique de son travail se confirme quatre ans plus tard avec Horror (initialement baptisé Death Door), distribué en 2003 par Elite Entertainement. Ce deuxième film – à peine mieux nanti (250 000 dollars) que Desecration – est encore plus radical dans son refus de la linéarité, plus exigeant dans sa restitution de la texture des cauchemars. Son « héros », Luck, se sauve d'un centre de désintoxication avec quatre autres adolescents. Ils projettent de se réfugier chez un étrange prédicateur, le Révérend Salo Jr., qui leur a promis le salut s'ils acceptaient de le rejoindre dans sa ferme isolée. Parallèlement, nous assistons aux sinistres agissements de Salo Jr. et de sa femme qui, en plus de commettre des enlèvements et des meurtres, séquestrent leur fille Grace et la gavent de psychotropes. Celle-ci ne trouve de réconfort qu'auprès de son grand-père, le Révérend Salo Sr., jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'il est en réalité décédé et lui rend visite depuis l'au-delà. Quand Luck parvient chez les Salo avec sa bande, il découvre Grace en train d'être droguée par ses parents et abat ces derniers. Dès lors, les événements terrifiants se multiplient : une horde de zombies assaille la ferme, Grace est hypnotisée par son grand-père et imagine qu'il la torture, Luck est atteint par un mal étrange et vomit du sang. Le film se termine comme il a commencé : Luck se réveille dans le centre de désintoxication et s'enfuit en tuant un garde.
Tomaselli considère Horror comme une séquelle indirecte de Desecration, Luck étant à ses yeux Bobby plus âgé ; il est d'ailleurs incarné par le même acteur, Danny Lopes, en qui le cinéaste voit son alter ego. L'interprète et son personnage sont clairement les messagers de ses angoisses adolescentes et de ses questionnements métaphysiques d'adulte. Mais alors que Bobby n'avait aucun compagnon de son âge avec qui affronter ses hantises, Luck est entouré d'amis et rencontre même un pendant féminin en la personne de Grace. La jeune fille tient un rôle aussi important que lui au sein de l'intrigue, même si elle demeure essentiellement passive. Luck, pour sa part, affirme davantage sa masculinité que ne le faisait Bobby. Il se comporte en leader de la bande de fuyards, commet trois meurtres (celui du garde et ceux des parents de Grace), et il a une petite amie, Amanda. S'il faut voir en lui un Bobby mûri, il s'est manifestement libéré de l'influence maternelle et n'est plus tourmenté par ses anciens démons. C'est Grace qui se trouve dans cette situation, sous la coupe de parents abusifs et en proie à des hallucinations.
Les drogues tiennent une place importante dans les films de Tomaselli, en particulier les deux premiers – le cinéaste, au demeurant, affirme ne pas en consommer. Dans Desecration, c'est une substance hallucinogène que contient le biberon avec lequel Bobby est aspergé par sa mère3, et les pilules que le Père Nicolas dispense à ses élèves sont sans doute plus que de simples calmants ; dans Horror, le Révérend Salo Jr. use de stupéfiants pour affermir sa domination sur ses adeptes et laver le cerveau de sa fille. Dans tous les cas, les drogues sont délivrées par un parent ou une figure parentale cherchant à établir un ascendant moral et/ou physique. Elles n'ont aucune vertu émancipatrice mais confinent ceux qui les absorbent dans un dédale de visions cauchemardesques. Un autre moyen de sujétion mentale est sollicité dans Horror : l'hypnose, pratiquée par le Révérend Salo Sr. Lors de sa première apparition, le vieil homme endort Luck au cours d'une séance publique dans le centre de désintoxication. Plus tard, il subjugue toute une assemblée à laquelle il reproche de mettre son pouvoir en doute, et qu'il adjure de ne jamais oublier son nom. Son magnétisme vient en renfort de ses prêches, et il est évident que pour Tomaselli, il n'y a guère de différence entre prédication religieuse et induction hypnotique.
Là encore, l'extrême théâtralité des démonstrations de Salo Sr. signale qu'il a partie liée avec le Mal. Sa prestation dans le rehab, qui précède une affectueuse conversation avec Grace, nous avertit de la malignité de ce grand-père apparemment bienveillant. Il est probable qu'il ait hypnotisé la jeune fille avant de mourir, et que ses apparitions résultent de cette influence psychique. La séance de torture qu'il lui inflige par suggestion hypnotique est un grand moment de grandiloquence : drapé dans une toge rouge et trônant sur un fauteuil ouvragé, il dirige à distance le mécanisme d'une table d'élongation en agitant les mains avec emphase et en grimaçant de plaisir. Il est l'antagoniste le plus redoutable du film – davantage que son fils et sa belle-fille – ; sa duplicité, sa science de la mystification et de l'artifice en font la force où s'originent les envoûtements subis par les adolescents. Tomaselli a confié le rôle à un authentique hypnotiseur, « The Amazing Kreskin », une ancienne vedette de la télévision qui revendique un statut d'entertainer plutôt que de « métapsychiste » – il dit avoir pour modèle le héros de bande dessinée « Mandrake le Magicien ». Homme de spectacle, bateleur et cabotin, il met en lumière toute l'affectation de Salo Sr., un homme en constante représentation. C'est parce qu'il est piètre comédien que Kreskin compose un « méchant » particulièrement adapté à l'univers de Tomaselli : incapable de justesse, il trahit son statut d'acteur – et donc la nocivité de son personnage dans la logique du cinéaste, pour qui la pose et l'ostentation sont symptomatiques du démoniaque.
Les chevauchements chronologiques, l'imbrication du rêve et des visions dues à la drogue ou à l'hypnose, rendent Horror particulièrement difficile à décrypter. Certains n'y verront qu'incohérence ou négligence narrative, d'autres y chercheront une signification ésotérique. De prime abord, la soudaine irruption des morts-vivants peut paraître arbitraire, aucune allusion n'étant faite à leur provenance ni à la cause de leur réveil. Il est toutefois possible que ce dernier soit dû à la puissance psychique de Salo Sr., toujours active après sa mort, voire accrue par son entrée dans l'au-delà. Possible également que son trépas ne soit qu'un mensonge visant à déstabiliser Grace. Possible qu'il soit le Diable en personne, comme le suggère sa transformation en bouc sur le portrait décorant sa chambre – et peut-être le bouc rôdant dans la maison des Salo est-il Salo Sr. sous une forme animale ? Possible enfin que toute l'action ne soit qu'un cauchemar de Luck, toujours prisonnier du rehab et dont l'esprit divague sous l'effet du sevrage. Lorsqu'il se réveille dans le centre lors des scènes finales, une thérapeute lui indique que le portrait de Salo Jr. qu'il tient en main ressemble au dessin réalisé par une autre pensionnaire – qui s'avère être Grace. On peut en déduire qu'il a intégré la jeune fille dans son délire après une rencontre fortuite dans l'établissement. Quand il se rend dans la chambre de Grace, il la trouve endormie auprès de son père qui, découvrant sa présence, le mord au cou (une blessure qui disparaît dans les plans suivants). Ne serait-ce pas le signe qu'il n'est plus capable de reprendre pied dans la réalité ?
Il est toujours loisible d'établir des causalités, de justifier l'inexplicable, de structurer l'aléatoire. Mais le film peut être appréhendé d'une tout autre manière, comme un « cadavre exquis » composé des motifs et des situations qui hantent Tomaselli depuis toujours, et qui, pour le spectateur, ferait office de test de Rorschach. L'un de ces motifs, déjà présent dans Desecration, s'affirme ici et prendra une importance capitale dans Torture Chamber : la brûlure. Dès les premières minutes d'Horror, une jeune femme, bientôt kidnappée par Salo Jr, se brûle les doigts sur une ampoule de guirlande électrique. Plus tard, un miroir renvoie à Grace et à une autre adolescente l'image de leurs visages brûlés. Une petite fille zombie qui s'introduit dans la maison des Salo est également défigurée par le feu. Enfin, quand Luck découvre Grace endormie lors de la scène finale, la chute du drap qui la recouvre révèle un corps calciné d'où suintent du sang et des matières visqueuses. Dans Desecration, Sœur Madeline a la face brûlée lors d'une de ses manifestations spectrales ; le paquet cadeau offert par Mary, et que Bobby retrouve dans un sous-bois, se met subitement à irradier une forte chaleur, couvrant ses doigts d'énormes cloques ; le même phénomène se produit avec un combiné téléphonique tenu par Matilda. Plus que le feu lui-même, ce sont les ravages qu'il cause sur les corps qui semblent fasciner Tomaselli. Ces épidermes qui partent en lambeaux, se couvrent d'ampoules ou de cratères, secrètent des fluides poisseux, sont les marques d'une damnation. Ceux qui les arborent sont soit issus de l'Enfer, soit destinés à le rejoindre. Il n'est pas question de feu purificateur ; ses effets sont au contraire corrupteurs, et les individus qu'il touche sont voués au Mal, en tant que victimes ou perpétrateurs (ils assument parfois les deux rôles).
1Correspondance avec l'auteur.
2Ibid.
3C'est ce qu'indique Tomaselli dans plusieurs interviews, mais il n'en est pas fait mention dans le film.
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