Entre onirisme et réalité, religiosité et blasphème, passé et présent, vie et mort, l’œuvre de Dante Tomaselli développe un univers instable, soumis à de déconcertantes fluctuations narratives. L'une des observations récurrentes de la critique anglo-saxonne à son sujet est qu'elle ne convient pas à un public mainstream, attaché aux conventions de la production horrifique courante. Pour l'apprécier, il faut jouir d'une ouverture d'esprit, d'une disponibilité à l'irrationnel assez peu répandues, même parmi les adeptes de l'horreur indépendante. Tomaselli lui-même souscrit à cette opinion, soulignant que ses films suscitent deux types de réactions : un rejet farouche ou une admiration passionnée. S'il lui arrive de déplorer le tempérament routinier et les éreintements non argumentés de certains commentateurs, c'est pour affirmer aussitôt qu'ils n'infléchissent en rien ses options créatives. Au fond, il n'ignore pas que son cinéma appelle ces réponses antithétiques, lesquelles confirment la légitimité de sa démarche. Dans un genre toujours menacé par l'uniformité (sa pire ennemie, car la plus opposée à ses fondamentaux), la controverse est signe de santé. L'attitude de Tomaselli envers la réception de son travail n'est pas sans évoquer celle d'un autre cinéaste adulé autant que vilipendé, le français Jean Rollin, dont l’œuvre très personnelle et imperméable aux modes présente une même fidélité à des motifs obsessionnels, réaffirmés de film en film. Autre similitude : dans les deux cas, ces obsessions s'enracinent dans l'enfance des réalisateurs, fertile terreau d'un imaginaire étroitement affilié au surréalisme. Enfin, l'un et l'autre sont parfois accusés d'accorder davantage d'importance à l'esthétique de leurs films qu'à leur contenu narratif, de céder à une griserie maniériste. Dans le cas de Tomaselli, ces reproches trahissent une profonde méconnaissance de son œuvre, d'une grande cohérence thématique et dans laquelle fond et forme se répondent idéalement. L'impression de « décousu », d'incohérence, naît de l'attention scrupuleuse que Tomaselli accorde aux signaux de son inconscient, et de sa volonté de les retranscrire à l'écran aussi fidèlement que possible.
« Je
suis un surréaliste en premier... un cinéaste en second1»,
a-t-il confié à Matthew Edwards. Une telle déclaration peut
surprendre, dans la mesure où les deux options sont
interdépendantes. Elle s'explique néanmoins par le fait que le
cinéma n'est pas son seul domaine d'activité artistique : l'homme
est également un compositeur apprécié, signataire de six albums
d'ambient horror
électronique. La distinction qu'il formule peut signifier que
l'aspect technique de la réalisation – dont il possède une
maîtrise rare dans l'horreur à micro-budget – importe moins à
ses yeux que l'élan créatif. Sa fidélité au surréalisme donne à
ses films une texture hallucinatoire, proche du psychédélisme. Leur
caractère résolument anti-naturaliste les distingue du cinéma
fantastique et d'horreur commercial, qui tend à traiter du
paranormal dans le cadre rationalisant des codes propres au genre et
d'un mode narratif basé sur la causalité. Le goût du cinéaste
pour l'onirisme lui inspire des compositions visuelles stylisées et
troublantes, dont la finalité est de créer le malaise ou l'effroi.
Leur forte charge dramatique, qui relève parfois d'un « symbolisme
hyperbolique », participe de l'anti-naturalisme que j'ai évoqué
et manifeste une donnée essentielle du cinéma de Tomaselli :
sa théâtralité.
L'essayiste André Loiselle note à propos de Torture Chamber (2013) que les moments horrifiques impliquant des instruments de torture médiévaux sont « hautement théâtralisés, générant une tension saisissante entre l'artificialité de la scène et l'extrême violence qu'elle illustre2 ». Pour Loiselle, la théâtralité est un élément crucial du cinéma d'horreur ; elle intervient lors de l'irruption de l'élément monstrueux et dans les moments de terreur, moments de mise en scène ostentatoire qui interrompent le flux narratif et ébranlent le réalisme de la normalité. « [L]a performance outrancière d'un serial killer brandissant une tronçonneuse, l'architecture gothique d'un lugubre château en ruine, l'emploi de techniques filmiques violemment atypiques, ou l'oppressante claustrophobie d'une pièce unique rappelant le théâtre classique, sont autant d'exemples de la ''théâtralité cinématographique''3 », explique Loiselle. Chez Tomaselli, cette théâtralité s'affirme dans l'expressivité picturale de certains plans, la dramatisation des nombreuses scènes de cauchemar, le jeu appuyé de certains comédiens (généralement les interprètes des antagonistes), et l'artificialité des moments de violence signalée par Loiselle. Mais elle s'exprime aussi dans le traitement de l'un de ses thèmes d'élection : la religion catholique. Liturgie, sacrements, prédication, ecclésiastiques, objets de culte, forment un ensemble hautement théâtral. Enumérant les aspects du théâtre qui l'apparentent au culte, Bernard Reymond mentionne qu' « il est un art de la ''performance'' (…), c'est-à-dire qu'il n'existe pas indépendamment du moment où il a effectivement lieu ; dans le moment même où il a lieu, les interactions entre acteurs et spectateurs ne cessent de participer à l’œuvre d'art en train de se constituer ; parce qu'il est une performance, le théâtre a lieu à un certain endroit, auquel il faut se rendre, et dont on revient ; (...) le théâtre donne à voir des décors et même des éléments construits architecturalement ; (…) il donne à entendre (voix des acteurs, accompagnements musicaux, bruitages, silence, etc.) et pose des problèmes d'acoustique ; (…) à quoi on peut ajouter le rôle des costumes, des maquillages, des masques, des travestissements, etc.4 » On le voit, les points de convergence sont nombreux entre cérémonie religieuse et représentation théâtrale. Tomaselli rend la théâtralité de la religion d'autant plus prégnante qu'il s'intéresse avant tout à la part de ténèbres du catholicisme, dont il fait le siège du Mal absolu.
L'importance
de la religion dans son œuvre s'explique par l'entourage familial et
le climat social qui furent ceux du jeune Dante dans sa ville natale
de Paterson, New Jersey. Elevé dans la foi catholique au sein d'une
communauté italo-américaine d'une piété véhémente (ses deux
grands-mères et l'une de ses grands-tantes, qui ont inspiré
certains de ses personnages féminins, étaient extrêmement
dévotes), il semble avoir éprouvé très tôt un mélange de
fascination et d'appréhension envers les dogmes et le décorum
chrétiens. « Je pense que j'essayais d'être un bon garçon
catholique, imaginant que les puits de l'Enfer s'ouvraient sous mes
pieds. Je me sentais coupable de beaucoup de choses »,
déclare-t-il à Matthew Edwards5.
L'idée qu' « être un bon garçon catholique »
implique un sentiment de culpabilité et la crainte de l'Enfer révèle
combien la religion fut perçue très tôt par Tomaselli comme
oppressive. « L'ultime fondement des religions, c'est la
détresse infantile de l'homme », confiait Freud à son ami
Sàndor Ferenczi dans une lettre du 1er janvier 1910. La croyance en
un Dieu tout-puissant témoignerait de la recherche d'un substitut du
couple parental (mais surtout du père) et constituerait un mouvement
régressif de l'adulte, confronté à sa faiblesse face aux aléas de
l'existence. Pour le cinéaste, qui ne considère pas la religion
comme protectrice (peut-être en raison des rapports conflictuels
qu'il eut avec son père), la foi n'est d'aucun secours face à
l'angoisse ; elle en serait plutôt l'une des sources. Pour
autant, il hésite à s'en distancer. « Je ne suis pas
anti-religion, je ne fais que la questionner », confie-t-il.
« Je suis sceptique. Je ne dirais pas que je suis totalement
athée, bien que j'aille nettement dans cette direction. Je crois en
Dieu, je pense... Pas en une religion organisée, panurgique, du
genre sectaire. Je crois en une entité, un œil omniscient, une
énergie empreinte de sagesse. (…) Malheureusement, l'énergie des
ténèbres que l'on appelle le Diable semble plus puissante et
pénétrante, plus englobante. Cela nourrit mes films. Les religions
conservatrices en particulier tendent à se focaliser sur le Diable
bien plus que sur Dieu, consciemment ou inconsciemment. En fait, leur
Dieu est plus proche du Diable... plein de négativité et de
violence6. »
1Entretien avec Matthew Edwards, in Matthew Edwards (éd.), Film Out of Bounds : Essays and Interviews on Non-Mainstream Cinema Worldwide, Jefferson, McFarland & Company, 2007, p.122.
2André Loiselle, Theatricality in the Horror Film : A Brief Study on the Dark Pleasures of Screen Artifice, Londres, New York, Anthem Press, 2020, p.92.
3Ibid., p.7.
4Bernard Reymond, « Théâtre et théologie pratique », Laval théologique et philosophique, Volume 56, n°2, Québec, Faculté de philosophie, Université Laval, 2000, p.256.
5Matthew Edwards, « Outside Peering In, a Interview with Dante Tomaselli », in Twisted Visions, Interviews with Cult Horror Filmmakers, Jefferson, McFarland & Company, 2017, p.189.
6Ibid., p.
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