lundi 9 décembre 2024

Les Rêves hérétiques de Dante Tomaselli (2)

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Un Dieu diabolique, dispensateur du Mal et de la folie, est au centre du l’œuvre de Tomaselli, comme le sont ses zélateurs, lesquels nous renvoient au deuxième thème fétiche du cinéaste : la famille. Si Dieu et la religion sont des substituts de l'autorité parentale, la malfaisance des premiers ne fait que reproduire celle de la seconde. La cellule familiale, puritaine et bigote, est représentée par Tomaselli comme un foyer d'infection, cause de l'aliénation de ses rejetons. Les désordres psychiques des adolescents de Desecration (1999), Horror (2003) et Torture Chamber (2013) sont le fruit d'une éducation délétère, à la fois rigoriste et perverse. Leurs névroses sont façonnées par leurs géniteurs, souvent secondés par d'autres membres de la famille (un frère dans Torture Chamber, un grand-père dans Horror). « Une mauvaise décision prise par une famille peut hanter une âme pour toujours. La graine est plantée et la terreur ne fait que croître1 », déclare le réalisateur. Les « mauvaises décisions » peuvent être involontaires : le fanatisme religieux de la mère et du frère de Jimmy Morgan, l'adolescent de Torture Chamber, est sans doute la cause de sa prétendue possession, mais les deux adultes n'en ont aucunement conscience. En revanche, les parents de Grace Salo dans Horror sont des manipulateurs qui provoquent délibérément les hallucinations de la jeune fille en lui administrant des drogues. Le dysfonctionnement familial peut être recherché et entretenu par des esprits dérangés (la mère abusive et l'aïeule bondieusarde de Desecration) ou sadiques (les Salo dans Horror). Quel que soit leur degré d’intentionnalité, les méfaits commis par la famille ont des effets désastreux et irréparables.


Pour Tomaselli, l'Eglise et le Foyer sont deux structures coercitives qui, sous prétexte d'éducation, dénaturent les esprits soumis à leur magistère – en particulier les jeunes esprits. Nous touchons là à un autre thème essentiel dans l’œuvre du cinéaste : l'enfance et la prime adolescence, présentées sous leur jour le plus tourmenté. Tomaselli répète fréquemment que les scènes de terreur de ses films sont des reconstitutions de ses cauchemars d'enfance. Il souffrait alors de troubles du sommeil, de somnambulisme, d'angoisses nocturnes. Sa production filmique et musicale, ne cesse d'interroger cette période de sa vie et les démons qui la hantaient. L'horreur y tenait une grande place : il rêvait sur les affiches et les photos de L'Exorciste (The Exorcist, 1973), de Ne vous retournez pas (Don't Look Now, 1973), de Communion sanglante (Alice, Sweet Alice, 1976), réalisé par son cousin Alfred Sole ; il passait des heures à dessiner des cimetières, des maisons hantées, et adorait jouer des tours macabres à son entourage. Comme pour beaucoup d'artistes spécialisés dans le genre, son enfance fut un temps de domestication de la peur par le biais de l'appropriation de ses objets. Cette stratégie est interdite aux jeunes personnages de ses films, à l'exception de Jimmy dans Torture Chamber, qui inspire l'effroi après l'avoir subi et se mue en antagoniste. Bobby Rullo, l'adolescent victime d'hallucinations de Desecration, et Grace Salo, la fille du révérend démoniaque de Horror, ne peuvent échapper à la terreur qui gangrène leur quotidien ; ils sont prisonniers de cauchemars gigognes et ne s'évadent de l'un que pour basculer dans un autre. Les scripts de Tomaselli obéissent à une logique onirique qui balaye toute certitude. L'espace et le temps sont soumis à d'imprévisibles bouleversements ; les événements ne suivent pas un cours linéaire mais s'entortillent, se chevauchent ou se bouclent sur eux-mêmes ; l'action ressemble à un puzzle comportant des pièces étrangères à l'ensemble, dont les formes ne devraient pas permettre l'imbrication, et qui pourtant composent un tout.


Ces circonvolutions participent à l'oppression des protagonistes et à leur impuissance. Tomaselli décrit ses films comme des « trains-fantômes de l'esprit » (« funhouses of the mind ») ; on peut estimer qu'ils sont aussi des labyrinthes sans issue, dont l'entrée se perd si bien dans la mémoire qu'on se demande si elle a jamais existé. Son univers ressemble à un purgatoire dont les hôtes expient des fautes indéterminées. Si les adolescents échappés d'un centre de désintoxication dans Horror peuvent être considérés comme des « pécheurs » aux yeux de la morale chrétienne, Grace Salo est une jeune fille innocente dont la seule "faute" est d'être née dans une famille d'illuminés criminels, et Bobby dans Desecration n'est lui aussi que la victime d'une mère probablement psychotique – Tomaselli considère le personnage de Luck, le leader de la bande de drogués de Horror, comme une version plus âgée de Bobby ; les traumatismes vécus par ce dernier peuvent expliquer qu'il ait tourné mal, comme Jimmy dans Torture Chamber. Pour reprendre les termes du cinéaste, tous sont « dominés par des forces sur lesquelles [ils n'ont] aucun contrôle2 ». Cette sujétion, qui s'apparente à une damnation, s'articule sur le sentiment de culpabilité dont fait état le réalisateur lorsqu'il évoque sa propre enfance, et dont il illustre les effets fantasmatiques sur ses personnages.

A ce titre, l’œuvre se prête idéalement à une interprétation réaliste et psychologique. On peut appliquer aux protagonistes de Tomaselli les observations que Jean-Marie Sabatier formule sur ceux de Mario Bava, et juger qu'ils « investissent la réalité du poids de leur terreur, leur regard transformant le monde réel en un monde cauchemardesque et menaçant ». Ils « s'enferment dans leur névrose et ne considèrent plus leur environnement qu'à travers leurs obsessions lancinantes (…) [L]e décor et les objets adoptent une vie personnelle et prennent la signification que les personnages, claustrés dans leur subjectivité, veulent bien leur donner3 ». Dès lors que le cinéaste s'inspire de ses cauchemars d'enfant hanté par la notion de « faute », on peut envisager qu'il transfère sur ses personnages la culpabilité qui l'habitait. Mais quelle est la cause de cette culpabilité ? Il est probable que le jeune Dante ait soupçonné qu'une différence qui couvait en lui pouvait être jugée condamnable par le milieu catholique où il grandissait : son homosexualité. Bien qu'il l'assume pleinement à l'âge adulte, ses angoisses enfantines et la dépression qu'il dit avoir vécue de onze à dix-sept ans pourraient être liées à l'affirmation d'une sexualité non normative. Le sujet n'est jamais abordé ouvertement dans ses films, mais le profil de ses protagonistes masculins, la conscience aiguë qu'ils ont de leur marginalité au sein d'une société lourdement conservatrice, la nature de leurs anxiétés et leurs conflits œdipiens en font des figures queer. Les « forces sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle » sont peut-être issues d'un inconscient taraudé par la honte ; elles auraient alors une fonction auto-punitive.

1Lorenzo Ricciardi, « Torture Chamber, Les supplices du démon », in L'Ecran fantastique n°317, p.51.

2Matthew Edwards, « Outside Peering In, a Interview with Dante Tomaselli », in Twisted Visions, Interviews with Cult Horror Filmmakers, op.cit., p.195.

3Jean-Marie Sabatier, Les Classiques du cinéma fantastique, Paris, Balland, 1973, pp.60-61.

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