dimanche 4 septembre 2011

WHAT'S THE MATTER WITH HELEN ? (Curtis HARRINGTON, 1971)



La fascination de Curtis HARRINGTON pour la déchéance et le vieillissement a beaucoup infléchi son approche du thriller, l’orientant logiquement vers le mélodrame gériatrique, qu’il enrichit d’un thème obsessionnel : la critique du matriarcat. Il est d'ailleurs permis de considérer ses films comme des thrillers matriarcaux avant tout, l’âge de leurs héroïnes étant finalement moins problématique que leur statut de mère. Le sujet constituera sa marque de fabrique dès le premier opus de sa trilogie informelle – et celui de ses films qu’il préférait – What's the matter with Helen ? (1971). Une Shelley WINTERS bouffie et une Debbie REYNOLDS négociant le cap de la quarantaine y jouent deux femmes liées par une infortune commune : leurs fils ont été condamnés à perpétuité pour un crime qu’ils ont commis ensemble. Harcelées par un proche de la victime, les mères fuient leur petite ville pour Hollywood, où elles ouvrent une école de danse et de comédie accueillant des émules de Shirley TEMPLE (l’action se déroule dans les années 30). Mais Helen (Shelley WINTERS), hantée par son passé et obsédée par la religion, se laisse dévorer par à un sentiment de culpabilité, source de délires hallucinatoires. De plus, elle désapprouve la liaison d’Adelle (Debbie REYNOLDS) avec le père d’une de leurs élèves. Elle tue un inconnu qu’elle prenait (à juste titre) pour l’homme qui les poursuivait de sa vengeance, et sombre peu à peu dans la folie.

Comme dans tous ses films à venir, HARRINGTON n’aborde pas l’homosexualité frontalement, mais la suggère par quelques touches évocatrices, ou par le biais de personnages secondaires. Ainsi, le crime apparemment gratuit commis par les deux fils évoque l’affaire Loeb-Leopold, deux homosexuels ayant tué un adolescent de quatorze ans, dans le seul but de commettre un crime parfait (1). Dans What’s the matter with Helen ?, la victime des jeunes garçons est une femme mûre, et le mobile est clairement énoncé par Helen : « Nos fils voulaient nous tuer. Ils l’ont fait par personne interposée. » Ils semblent en effet nourrir une rancune tenace envers leurs génitrices, à qui ils refusent d’écrire depuis leur prison. HARRINGTON et le scénariste Henry FARRELL (auteur de Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?), fidèles à la tradition psychanalytique, lient l’homosexualité à un rapport conflictuel avec la mère.

LOEB et LEOPOLD

Autre figure gay du film : le professeur de diction Hamilton Starr, savoureusement interprété par le primat de la scène irlandaise, et homosexuel notoire, Micheal McLIAMMOIR. Théâtral, affecté, doté d’un humour aussi désabusé qu’acerbe, Starr est l’incarnation même du Camp gay victorien, la folle cinglante dans toute sa splendeur – et la terreur d’Helen, qui ne peut retenir un cri à chacune de ses apparitions. Lorsqu’il s’étonne de ce comportement auprès d’Adelle, et lui demande comment Helen peut être effrayée à ce point par un homme tel que lui, dans une ville (Hollywood) qui regorge de spécimens dans son genre, il s’attire cette réponse amusée : « Même pour cette ville, vous êtes particulièrement cabotin, Monsieur Starr… » ; à quoi il rétorque, en français, par un suave : « Madame, vous me comblez… »

Un lesbianisme latent peut également être perçu chez Helen, et il semble que le script original encourageait une telle interprétation. Shelley WINTERS, très attachée à mettre en relief cet aspect de son personnage, se heurta à l’opposition des producteurs, qui craignaient une interdiction au public adolescent. Un baiser sur les lèvres donné par Helen à Adelle fut ainsi retranché du montage final (2), et l’on peut supposer que d’autres suggestions de WINTERS en ce sens écopèrent des mêmes restrictions (les producteurs, la jugeant indocile, envisagèrent un moment de la remplacer par Geraldine PAGE). De fait, le sentiment amoureux d’Helen pour son amie n’est plus guère perceptible qu’à travers sa réprobation de la liaison d’Adelle et de Lincoln Palmer (Dennis WEAVER). Ses premières manifestations d’agressivité ont lieu après qu’elle les ait vus s’embrasser dans la voiture de Lincoln, et son délabrement psychologique s’accentue au fur et à mesure que le couple se fortifie.

Pour lutter contre son désir, Helen se jette « à âme perdue » dans la religion, s’enivrant des sermons d’une évangéliste radiophonique, Sœur Alma (Agnes MOOREHEAD), et transmuant la mauvaise conscience née de ses pulsions en culpabilité criminelle : elle s’accuse d’avoir tué son mari. Réel ou fantasmé – mais tout nous porte à croire à sa véracité –, ce crime ne peut que la renvoyer encore et toujours à ce qu’elle cherche à refouler : son lesbianisme, générateur de son dégoût des hommes (elle dit avoir supprimé son époux pour se soustraire au devoir conjugal).

HARRINGTON déclara avoir voulu, avec ce film, dénoncer le fondamentalisme chrétien. C’est parce qu’elle y adhère éperdument qu’Helen se met à tuer, comme en sont potentiellement capables, selon lui, tous les intégristes religieux. Mais si l’on s’interroge sur ce qui motive la bigoterie d’Helen, comment ne pas y deviner un rempart dressé contre le désir ? Le refoulement conduit au fanatisme, et le fanatisme au meurtre. On peut regretter que la démonstration ait été édulcorée par l’atténuation du sous-texte lesbien ; What the matter with Helen ? demeure cependant assez suggestif sur ce point.

Contrairement à Helen, Adelle est une femme épanouie, assumant sereinement sa sexualité. Elle aime les hommes, sait leur plaire, et vit en harmonie avec son corps. Lors d’un cours donné à ses élèves, elle se livre à un numéro de séduction sur le père de l’une d’elles, interrompant leur prestation pour offrir une démonstration de son art des claquettes. Helen l’accompagne laborieusement au piano, la couvant d’un regard mi-admiratif, mi-réprobateur. On se saurait imaginer deux femmes plus dissemblables, et le film insiste fréquemment sur leurs divergences : Adelle prend grand soin de son apparence, se passionne pour les stars hollywoodiennes, et ne crache pas sur l’alcool ; Helen s’habille comme un sac, ne connaît rien au cinéma, est abstinente en tout. Les deux femmes ne s’identifient que sur un point : leur statut de mères – de mauvaises mères.

Le scénario ne nous révèle rien de leur comportement maternel ; le seul indicateur du malaise est le rejet manifesté par leurs fils. Pour en comprendre les raisons, le spectateur ne peut que se baser sur les personnalités des deux femmes, telles que nous les découvrons après que leurs garçons ont été jugés (le film s'ouvre sur des bandes d’actualité nous montrant Helen et Adelle à la sortie du tribunal.) De toute évidence, l’intégrisme religieux d’Helen n’a pu favoriser l’épanouissement de son fils ; du reste, c’est sous les yeux de ce dernier qu’elle a tué son mari, en le poussant sous les lames d’une charrue – on concevra qu’un tel spectacle puisse s'avérer traumatisant. Adelle fut sans doute l’inverse d’une mère possessive ; on l’imagine plutôt volage, et peu préoccupée du devoir maternel. C’est elle qui prend la décision de gagner Hollywood et d’y entamer une nouvelle vie. Quand Helen lui objecte qu’elle ne pourra plus voir son fils en prison, Adelle balaie cet argument en disant que, de toute manière, leurs visites ne seraient pas appréciées. La création de son école de danse pour petites filles n’est pas davantage motivée par l’amour des enfants : elle n’y voit qu’un moyen efficace de gagner de l’argent, en un temps où chaque mère rêve que sa fille devienne la nouvelle Shirley TEMPLE. Son sens pratique trouve un parfait écho chez Hamilton Starr, qui déclare lors de leur première rencontre : « Puisque le cinéma parlant va durer, vos mouflets doivent savoir s’exprimer distinctement, aussi bien qu’agiter leurs grosses gambettes. Aussi, pourquoi ne pas élargir votre programme pour y inclure des cours d’élocution, que je donnerai ? »

Le cadre de l’école d'« enfants stars » permet à HARRINGTON d’exprimer joyeusement sa matrophobie en nous présentant une brochette de mères aussi détestables que ridicules – on notera un savoureux travelling sur leurs redoutables faciès lors d’un cours donné par Adelle. Dans sa peinture d’un univers exclusivement féminin (seul l’homosexuel Starr est autorisé à y officier) le cinéaste retrouve le ton caustique et caricatural du George CUKOR de Femmes (1939). Le grand moment Camp du film est celui du spectacle assuré par les fillettes, devant un parterre de mères transies. Tandis qu’Helen perd définitivement la tête dans les coulisses, les numéros se succèdent sur la scène : une gamine chante « Animal crackers in my soup » en dansant sur le bord d’un bol d’où surgissent ses partenaires déguisés en animaux ; une autre se livre à une imitation très chaude de Mae WEST ; enfin, la troupe au grand complet, costumée en majorettes et emmenée par une Adelle en culottes courtes, effectue un numéro de claquettes patriotique en hommage à ROOSEVELT !... Une vision particulièrement réjouissante de l'Amérique des années 1930...

Selon HARRINGTON, la jalousie de Shelley WINTERS envers la beauté de Debbie REYNOLDS assombrit quelque peu le climat du tournage. Le problème ne se posa plus pour le second film que le cinéaste offrit à la comédienne l'année suivante, Mais qui a tué tante Roo ?, où WINTERS, personnage féminin principal, n'eut plus à subir ce genre de compétition.

(1) L’affaire, datant de 1924, inspira plusieurs pièces de théâtre et films, dont La Corde (Alfred HITCHCOCK, 1948) et Le Génie du mal (Richard FLEISCHER, 1958).

(2) Interview de Curtis HARRINGTON, dans "Scarlet Street Magazine", n°11, 1993.