lundi 16 décembre 2024

Les Rêves hérétiques de Dante Tomaselli (6 et fin)

Première partie
Deuxième partie
Troisième partie
Quatrième partie
Cinquième partie




Après l'abandon du projet The Ocean et le presque mainstream Satan Playground, Tomaselli décida de renouer avec sa méthode initiale : un budget réduit, une intraitable fidélité à ses visions, le dédain des conventions narratives. Ce qui en résulta est son film le plus apprécié de la critique, Torture Chamber. « Je voulais à nouveau faire mes preuves, comme si c'était mon premier film », déclara le réalisateur à Matthew Edwards. « D'une certaine façon, Torture Chamber ressemblait à mon début, auquel menaient mes autres films. Torture Chamber s'apparente à une mutation de mes travaux passés. Il y avait une intense excitation et une euphorie quand j'ai pu tout laisser jaillir pendant le tournage1 ».
La dislocation du temps et de l'espace, le rejet de la logique et de la psychologie contrarient une appréhension rationnelle du film. S'il est possible de dégager une intrigue, c'est après coup, et au prix d'un effort de reconstitution, de réassemblage d'un puzzle aux pièces manquantes ou défectueuses. Durant le visionnement, le spectateur n'a d'autre choix que de s'abandonner à une succession de saynètes et d'images troublantes et mortifères, qui désarticulent le récit au lieu de le porter. Le scénario peut se résumer comme suit : le jeune Jimmy Morgan est élevé dans un climat de sectarisme religieux qui le coupe de toute réalité. A l'âge de treize ans, il est placé dans un établissement psychiatrique après avoir incendié sa maison et causé la mort de son père. Défiguré suite à une mauvaise blague (un camarade fait exploser un sac en plastique dans lequel Jimmy sniffait de la laque), il s'enfuit de l'institution en compagnie d'autres enfants ayant eux aussi le visage brûlé. Le groupe se réfugie dans les souterrains d'un château où sont entreposés des instruments de torture. Ils capturent et supplicient plusieurs personnes que Jimmy considère comme ses ennemis. Sa mère et son frère exorciste, convaincus qu'il est possédé par un démon, se lancent à sa recherche, ainsi qu'un psychiatre de l'asile. Mais leurs forces sont dérisoires face aux pouvoirs surnaturels de Jimmy.



Le film s'ouvre surune séance d'exorcisme menée par Mark, le frère aîné de Jimmy, en présence de leur mère. Le jeune garçon, dont le visage n'est qu'une plaie purulente, est enfermé dans une cage, comme Bobby dans
Desecration. Il se volatilise subitement et son esprit rageur fait exploser un miroir dont les éclats crèvent les yeux de sa mère, laquelle a les pieds brûlés par le sol devenu incandescent. Chronologiquement, la scène devrait se situer dans le dernier tiers du film. En la plaçant en introduction, Tomaselli marque son refus d'une gradation dans l'horreur. A ses yeux, celle-ci ne répond pas à un principe téléologique ; elle ne tire pas son efficacité d'une structure évolutive, mais au contraire, de la désorganisation du récit. Comme le Mal auquel elle s'identifie, elle est une puissance transgressive, et en tant que telle s'épanouit dans la perturbation. Tomaselli cherche à retranscrire la discontinuité propre aux cauchemars, dans lesquels les collisions temporelles sont fréquentes. Cette discontinuité n'est pas seulement la source de l'horreur, mais aussi son produit : on a le sentiment qu'elle résulte de la commotion suscitée par la peur – à tout le moins, que l'horreur et les altérations temporelles sont consubstantielles.


Une mère perturbée autant que perturbante (Christie Sandford)

Jimmy est probablement le plus inquiétant des personnages créés par Tomaselli. Qu'il apparaisse à visage découvert, ses yeux bleus brillant d'un éclat malveillant dans sa face carbonisée, ou qu'il porte un masque tribal représentant Balberaf, le secrétaire des archives de l'Enfer, sa présence déstabilise, comme une brèche ouvrant sur la folie et le Mal au sein d'un univers déjà passablement détraqué2. C'est la première fois que le cinéaste illustre le thème de « l'enfance démoniaque », et il le fait avec une efficacité certaine, en jouant du contraste entre l'impassibilité de Jimmy, mutique et hiératique, et l'étendue de ses pouvoirs paranormaux. Il n'est ni la marionnette gesticulante et blasphématrice incarnée par Linda Blair dans L'Exorciste, ni le garçonnet poseur et arrogant de La Malédiction (Richard Donner, 1976), ni l'un de ces enfants « trop polis pour être honnêtes » qui peuplent des films comme Le Village des damnés (Wolf Rilla, 1960), Le Bon fils (Joseph Ruben, 1993) ou Esther (Jaume Collet-Serra, 2009). Son rôle de meneur, sa froide détermination et son aura de mystère le rapprocheraient plutôt – l'éloquence en moins – d'Isaac Chroner, le jeune prêcheur à la tête des gamins psychotiques des Démons du maïs (Fritz Kiersch, 1984). Mais en dépit de sa cruauté, de sa haine aveugle et de son terrifiant aspect physique, Jimmy n'est pas réduit à un monstre absolu. Entre une mère acrimonieuse qui le croit possédé en raison de sa fascination pour le feu et de ses dons télékinésiques, un frère imbu de sa fonction cléricale qui le traite en larbin, et un père rendu à moitié fou par les bondieuseries des deux premiers, il n'y a rien d'étonnant à ce que Jimmy se mure dans ses névroses.



Une scène suffit au cinéaste pour poser ces tensions domestiques et leurs effets sur l'enfant : celle du dîner de famille où Jimmy assiste en silence à une altercation entre son frère et leur père. Devant un plat peu ragoûtant de pieds de porc et de pattes de poulet, Mark exhibe fièrement le texte d'un pamphlet qu'il a rédigé (le titre, « Tous les pêcheurs doivent-ils être damnés ? », annonce la couleur). Tandis que la mère, avec laquelle Mark échange des regards énamourés, vante son génie, le père se répand en sarcasmes sur ces « conneries » et brise son assiette sur le sol. D'un geste condescendant, Mark charge Jimmy de ramasser les débris. Quand les deux hommes ont quitté la table, la mère s'en prend au jeune garçon, lui ordonnant d'avaler son repas. L'incident se déroule avant que Jimmy a été défiguré ; il apparaît alors comme un enfant excessivement docile et introverti, mais déjà, son trop-plein de ressentiments se manifeste par un geste télékinétique : il met le feu à une bouilloire. L'incendie de sa maison, qu'il provoquera par la suite, est l'extension de cet acte bénin, et sans doute la réponse à de plus lourdes humiliations.



Comme je l'ai mentionné,
Torture Chamber fait du feu et de la brûlure ses motifs dominants, depuis le générique d'ouverture sur fond d'étincelles et d'ondulations de flammes liquides, jusqu'aux tortures infligées à la mère et au frère (le supplice du gril), en passant par l'accident de Jimmy lui-même. Sa face de gargouille, ravagée par l'explosion du sachet gonflé de laque, n'est pas seulement le signe de sa damnation ; elle témoigne également d'une affinité particulière avec « l'élément infernal » par excellence : le feu est devenu son allié après l'avoir pris pour victime, et crée une connivence spontanée avec les enfants et les adolescents qui l'épaulent dans sa croisade meurtrière – ce groupe de grands brûlés dont on se demande pourquoi ils étaient si nombreux dans le centre psychiatrique. Flanqué de ces étranges apôtres, Jimmy pourrait faire figure d'antéchrist si ses méfaits n'étaient si étroitement circonscrits. Ils ne visent que ceux qui lui ont causé du tort ou l'ont humilié : le responsable de sa défiguration, puis une professeure d'art thérapie qui s'est moquée d'un de ses dessins (représentant une madone nantie d'un phallus), son psychiatre, sa mère et son frère. Les rapports de ce dernier et de Jimmy sont clairement hostiles, tandis que ceux de l'enfant et de sa mère présentent un caractère plus confus. Si Mrs. Morgan traite Jimmy avec dureté, c'est peut-être parce qu'elle le redoute. En revanche, elle admire passionnément Mark avec qui elle entretient une forte complicité. Pourtant, elle le poignarde par deux fois : la première dans une séquence qui pourrait être un cauchemar de Mark, la seconde alors qu'il vient de lui sauver la vie et de décapiter Jimmy, dont elle pleure la mort à chaudes larmes. Son rire hystérique final porte à croire qu'elle est désormais possédée par l'esprit de l'enfant. Ce dénouement surprend, donnant l'impression que les sanglants événements précédents n'avaient d'autre finalité que de permettre la fusion de la mère et du fils, fût-ce sous les auspices du Mal.


La Madone au phallus 

Tomaselli reconnaît volontiers que la violence et la noirceur de Torture Chamber font écho à sa colère et à sa déception après l'échec de The Ocean. Jimmy, le garçon mal aimé, blessé, muré dans sa différence et ses ressentiments, est la personnification d'un mal-être qui ne trouve d'exutoire que dans l'exécration. Pour le cinéaste, comme pour tout artiste, l'exutoire est la création, et le film en est un exemple probant. Jimmy est un stupéfiant concentré d'innocence et de névrose, l'un des plus mémorables « enfants monstres » du cinéma d'horreur contemporain. Plus qu'un personnage, il est un état d'âme – d'âme damnée, mais non exempte de pureté dans l'intégrité de son adhésion au Mal.

Depuis 2013, Dante Tomaselli s'est essentiellement consacré à la musique, signant plusieurs albums d'ambient horror qui pourraient être autant d'illustrations sonores de films rêvés (il a d'ailleurs pour habitude de composer les bandes originales de ses longs métrages avant le tournage, déterminant ainsi l'atmosphère qu'il souhaite transcrire visuellement). Parallèment, il travaille sur deux projets cinématographiques particulièrement alléchants : un remake de Communion sanglante (Alice, Sweet Alice), le classique de la religious horror réalisé par son cousin, le regretté Alfred Sole – que Tomaselli a co-écrit  avec Michael Gingold, co-scénariste de The Ocean –, et Damnation (anciennement baptisé The Doll), dont l'action prend place dans la ville de Salem au cours des années 1970. Il y est question d'un musée de cire dédié aux procès de sorcellerie qui ensanglantèrent la cité, de l'étrange famille propriétaire du lieu, et d'une poupée maudite ayant appartenu à une fillette noyée dans un lac. Les deux matériaux apparaissent idéaux pour que s'épanouisse l'inspiration si personnelle du cinéaste. 

En une vingtaine d'années et quatre films, son mysticisme noir, sa relation organique au surnaturel, son art de corréler surréalisme et terreur, l'exigence de son travail introspectif où la quête spirituelle est indissociable d'une approche scrupuleusement instinctuelle du geste artistique, ont d'ores et déjà imposé une marque indélébile sur le cinéma d'horreur indépendant à micro-budget. On pourrait écrire de son œuvre ce que Dominique Païni écrivait du cinéma expérimental : l'un de ses moteurs est « d'en découdre avec la linéarité – toutes les linéarités réductrices, triviales et décevantes – engendrée par la soumission paresseuse à la vraisemblance, à la croyance dans un réel sans contradictions, à l'inconcevable unité du moi3 ». Un tel programme est d'autant plus courageux qu'il s'exprime dans le cadre d'un genre trop souvent réfractaire à sa mission : briser les codes pour s'ouvrir à l'inconcevable. Il ne suscitera pas obligatoirement l'enthousiasme populaire, mais ne peut que forcer l'admiration.

MERCI A DANTE POUR SON INESTIMABLE SOUTIEN DANS L'ELABORATION DE CET ESSAI, ET BONNE CHANCE POUR SES NOMBREUX PROJETS !


Site de Dante Tomaselli



1Matthew Edwards, « Outside Peering In, a Interview with Dante Tomaselli », in Twisted Visions, Interviews with Cult Horror Filmmakers, op.cit., p.197

2Le masque fut initialement employé pour des raisons pratiques : il permettait de faire appel à un autre acteur afin de contourner la limitation du nombre d'heures légales de travail pour un mineur.

3Dominique Païni, « Cherchez l'homme, vous trouverez le cinéma expérimental »


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